Tous les articles par Marcelle Laflamme

Parvis

photo Patrice Laroche
photo Patrice Laroche

 

Pour ramener un peu d’parvis dans mon salon

J’privatise le bien public

J’coupe une branche de lilas

J’me fous l’nez d’dans

Ça sent bon

 

J’contemple les notes qui grimpent

Du piano graffiti aux lofts Laliberté

 

Dans l’temps où l’monde d’en haut commençait à s’installer en bas

On savait pas trop comment dealer avec la vie qui s’injectait d’bord en bord d’la St-Jo

 

Y pleuvait des « ta yeules câlisse », des p’lures de patate pis des cennes noires

 

Aujourd’hui, les f’nêtres d’Laliberté sont ouvertes

Pour accueillir les refrains qui fusent du mauvais côté d’la track

 

Repris par les gars du parvis, Lapointe sonne même pas quétaine

« Veux-tu étendre ta beauté sur mes brûlures »

Leur voix rauque émaille la mienne

 

Pour pas qu’ça paraisse

J’prends ma branche de lilas

J’me fous l’nez d’dans

Ça sent bon l’été sur le parvis

 

Backpack

 

backpack

 

Pour être honnête, j’vous ai tout’d’suite spottés.

Vous r’sembliez à tou’es’aut’ couples que j’avais croisés

Su’l trottoir, su’a beach, d’in bars de motards

T’étais un d’ceux qui scorent à coups d’verres de fort

Un conquistador avide de corps, un carnivore dopé à l’or

 

Au pays du sourire, on s’troue la mémoire

On fuit les regards des filles

Qui sont pognés pour jouer aux dards avec leur vagin

Au très chic « ping pong show! »

« Ping pong, banana, catfish show »

 

J’ai vu qu’t’avais un tatouage Maori, frais fait su’l bras,

Un paquet d’lignes en formes de vagues, de soleils pis d’lézards

Une wanna be œuvre d’art

Fait qu’au lieu d’t’aborder en d’mandant encore

« where are you from, where are you going »

J’ai voulu passer du « where » au « why »

Tu m’as répondu « because I love traveling! »

J’imagine qu’ça t’arrangeait d’croire

Qu’y’a des Maoris en Thailande du Nord

 

J’en avais déjà mon voyage

Mais vu qu’on s’rendait tou’es trois à Luang Prabang

J’vous ai suivi dans un p’tit guesthouse

avec des murs en carton pis des craques

j’vous ai entendus coïter toute la nuit

 

Le lendemain, vu qut’avais amené le pays du sourire avec toi

T’avais encore le sourire collé dans’face

Moi, ça faisait deux mois que j’mangeais d’la noodle soup à ving-cinq cennes

Fait qu’j’vous ai proposé d’aller manger, genre, un sauté

J’sais pas si c’est parce que t’avais déjà sauté gratiss

Ou juste parce que t’étais cave

Tu m’as r’gardée avec un air outré

« Les restaurants, c’est pour les touriste »

Câlisse

 

Vu que vous, vous êtes des backpackers, des voyageurs, des ex-plo-ra-teurs

Mais surtout pas des touristes

On est tous allés dans une place surtout pas pour les touristes

Une immense hutte faite en pailles et en pierres

Une place où la bière est pas chère

Où on peut s’asseoir par terre

Où on joue du Manu Chao à fond la caisse

 

Cher backpacker

Pour le moment, tu t’prends pour un lover

Quand tu vas prendre du bid, toi aussi, tu vas avoir peur

Tu vas sortir tes bids pis être preneur

Fais que lâche moé, a’c tes airs supérieurs

 

Tu cours ta vie sans savoir « why »

Tu vas l’autre bout du monde pour trouver « who I »

Du bar Utopia nul ne part de là

C’est la version hippie d’l’hôtel California

 

À chacun son ivresse en Asie du Sud Est

 

Plage

 

plage

Je veux pénétrer chaque grain de ta peau. Un par un, les assouplir et en faire des châteaux. Je veux t’imbiber jusqu’à ce que tous tes pores me suintent.

Ton sol fuyant ne saurait supporter les raz-de-marées qui grondent en mes entrailles. C’est pourquoi je contemplerai le grand fracas de l’étreinte de nos hanches. Je me contenterai d’y déposer, du bout des lèvres, l’écume de mes chastes baisers.

D’un grand souffle je retiendrai le mien, me déverserai sur ta plage pour en embrasser les immondices. D’un mouvement sûr, ample, je les avalerai. Tu seras débarrassé de ces détritus qu’ils ont négligé de nettoyer.

Même si tu résistes, je t’aurai à l’usure. Le vent et le sel ont toujours raison du roc, même des montagnes auxquelles tu veux te confondre. Elles aussi ne sont qu’amas de poussières.

Malgré nos emportements, nos tremblements, nos ouragans, jamais nous ne serons libres comme l’air. Tout en haut, c’est l’asphyxie. Sous nos pieds, le feu brûle.

Sans moi, tu es une plaine desséchée. Sans toi, je suis condamnée à la houle perpétuelle. Nous avons besoin l’un de l’autre pour que jaillisse l’avenir.

Ensemble, soyons terre de milieu.

 

Métropole

 

Les roues des camions m’attirent entre les flaques d’eau et l’asphalte

Dix-huit fois me tordre pour extirper la hargne

Quand la neige fond, la merde remonte

Il pleut comme je me sens

*

J’envie Montréal, ses ponts et ses métros

C’est par trop souvent qu’on en finit

La démesure invite à la chute

*

Grimper au sommet d’un grand building

Du bout des pieds, surplomber la rue

Tenter le diable, faire la grue

Tendre les bras pour s’envoler

Sentir le Souffle qui nous retient

C’est par le vide qu’Il fraie son ch’min

 

Éthylique

 

Une longue plainte émergeait de la chambre située au fond du couloir. Le lit martelait le mur. La cadence marquait le rythme de cette mélodie sourde. En n’y prenant gare, on aurait pu croire à un gémissement de plaisir. Dans les faits, on se serait cru à l’asile. En tendant l’oreille, on pouvait distinguer des mots : « non », « Robert » et « non » encore. À quelques mètres de là, dans la chambre jouxtante, Jérôme avait le regard braqué sur l’écran. Dans la pénombre, à coups de pouces, il braquait les banques des plus grandes villes américaines. Une odeur de marasme pointait à l’approche de la pièce. Elle se répandait jusqu’au sous-sol, où Rosalie, l’oeil vitreux, fixait elle aussi un écran. Elle connaissait par cœur les sources documentaires où elle pouvait s’abreuver. Après les avoir épuisées, elle avait dû se rabattre sur de piètres séries américaines, qui avaient l’avantage de compter plusieurs saisons. Stéphanie, comme les autres, était absente. À travers les fenêtres de ce plain pied standardisé, on aurait pu croire à la tranquillité des lundi soirs. Bien sûr, on savait que la mère était veuve. Qu’elle devait subvenir seule aux besoins de ses trois adolescents. On la voyait monter chaque matin dans son véhicule utilitaire sport pour se rendre au bureau. Cela suffisait. Peu importe que les adolescents aient la vingtaine dépassée. Que le Cabarello del Chile soit le seul ami qui lui reste. Qu’elle tangue de tout son être au coucher du soleil. La pelouse était tonte régulièrement. Cela suffisait.

*

Parfois, elle demandait aux enfants de l’accompagner dans les grands magasins. À dix heures du matin, ils se disaient qu’elle devait être « correcte ». Voilà tout ce qu’ils attendaient de leur mère : qu’elle soit « correcte ». Un ou l’autre prenait alors la chance de s’embarquer avec elle en direction des carrefours. Une fois arrivés dans le monde, Jérôme ou Rosalie ou Stéphanie espérait que tout soit « correct ». Qu’ils puissent déambuler dans les rayons, discuter des prix, de projets à venir. Éprouver dans le partage des tâches quotidiennes le plaisir d’être ensemble. À ce moment là, ils ne voyaient pas encore qu’elle avait peine à pousser la porte. Ils se convainquaient eux-mêmes qu’il était normal de passer d’une voie à l’autre lorsqu’on conduit un quatre par quatre. C’est lorsqu’ils l’apercevait à travers le regard des autres clients qu’ils étaient confrontés à la réalité.

Ce qui frappait d’abord, c’était sa maigreur extrême. Sa peau était collée à ses os, qui tressaillaient à chaque mouvement. On aurait dit un paquet de vieilles branches laissées là en plein désert, une momie réveillée mille ans trop tard. Le jaune, le brun et le gris de ses cheveux formaient une tignasse qu’elle aurait voulue blonde. Sa peau, de la plasticine en perpétuelle décomposition.  On pouvait lire le mot cancer sur les lèvres des parents qui répondaient aux murmures inquiets de leurs bouts de choux. Celle qui faisait beaucoup plus que son âge s’élançait d’une boutique à l’autre, euphorique. Elle s’exclamait, tâchant de faire passer ses élans pour ceux d’une jeune fille en fleur. Elle ouvrait la bouche, et on comprenait alors d’où provenait cette odeur subtile de parfum bon marché. C’était l’alcool camouflé de gomme à la menthe.

« Ça prend de tout pour faire un monde », poussa un homme.

Encore une fois, ce fut la fin.. On regretta d’y avoir cru. Pour se dire qu’on n’y était pas, on alla se recroqueviller tout au fond de soi.

*

Les jours de fête, c’était du pareil au même. La famille se rassemblait pour jouer le grand cirque. Stéphanie s’était arrangée pour s’absenter. Travailler, c’est toujours une bonne raison pour disparaître à la Noël. Ils étaient deux à accomplir vaillamment leur devoir de piété filiale. Sur la table, il n’y avait rien, littéralement. Au salon, une grand-mère démente et un oncle véreux regardaient le téléjournal. Un plat aux effluves confuses mijotait sur le feu. L’hôtesse de maison cru bon de le déplacer. Tout ce qu’on sait, c’est que cela ne pris que quelques secondes avant que son contenu ne se répande sur le sol. Il fallait voir l’aïeule, presque centenaire, essayer de manier la moppe. Il falloir sa fille, toujours précaire, tenter de simplement tenir sur ses pieds. D’un regard entendu, Jérôme et Rosalie se mirent à genoux, et nettoyèrent du mieux qu’ils purent. Personne ne fit attention au chien qui vomit sous la table.

*

Vînt un jour où on ne la vit plus monter, chaque matin, dans son véhicule utilitaire sport. C’est alors qu’on commença à s’inquiéter. On avait bien vu l’ambulance à sa porte. On avait pensé à une mauvaise chute. À une blessure digne de respect et de compassion. Bien avant encore, on avait vu les jeunes intervenants se présenter au domicile. On s’était dit qu’il devait s’agir de cousins éloignés. Quant à cette fois où, dans un grand fracas, ils avaient fui en pleine nuit : on préférait ne pas savoir. Tout le monde sait que les adolescents sont égoïstes. Ils ne veulent pas aider leurs parents. Ils préfèrent prendre de la drogue et s’endormir devant l’écran. Surtout les adolescents de plus de vingt ans.

C’est du moins ce que leur avait dit cet oncle, le frère du défunt père, la nuit où ils l’avaient appelé. C’était un soir comme les autres, à défaut que la plainte qui languissait du fond du couloir s’était transformée en cri d’effroi.

Rosalie venait tout juste d’arriver à la maison. C’était le début du printemps, la veille de son anniversaire. Elle avait sorti sa bicyclette pour la première fois de l’année. En revenant au domicile familial, vers une heure, elle avait pénétré le paysage urbain qui s’esquissait au loin. Elle avait humé l’air terreux qui l’attirait vers Pâques. Pour ressusciter, il faut d’abord mourir, se disait-elle. Considérant le nombre élevé de morts auxquels elle avait fait face, elle se croyait maintenant prête pour une renaissance en bonne et due forme. C’est ce à quoi elle réfléchissait quand elle franchissait l’embrasure de la porte. Elle descendit immédiatement au sous-sol pour se perdre dans la fumée des fins de soirée. La renaissance attendrait. En attendant, il fallait fuir l’angoisse maternelle.

Comme d’habitude, elle tendit l’oreille. Juste pour voir. Au cas où. Pas de « non », ni de « Guy ». Seulement des appels à l’aide : « Rosalie ». Elle monta en trombe au chevet de celle qui restait tout de même sa mère. On ne sait comment elle arrivait à tenir verre de vin, cigarette et rasoir. Des gouttes de sang perlaient à la jonction de son poignet gauche. Pendant un instant, Rosalie disparut. Elle était tellement habituée au désastre qu’elle ne savait plus comment mesurer l’ampleur des dégâts. Tout ce qu’elle savait, c’était que s’en était trop. Quelqu’un devait prendre la relève. Elle appela son oncle, qui arriva au même moment que le frère et la sœur. Rosalie se prenait la tête au fond du couloir.

L’oncle était atteint du même mal que la mère. Toute la bière qu’il avait ingurgitée s’était amassée dans son ventre, qui se faisait éclaireur en ouvrant la marche fièrement. Les adolescents-plus-adolescents auraient aimé redevenir des enfants. Ils s’attendaient à ce que l’oncle, malgré ses propres blessures, remplace leur père dans le rôle de l’homme protecteur. Ce qu’il fit, à sa manière. Il ouvrit sa bouche grise, édentée, et dit simplement :

-Je connais ces gens là. J’en ai vu plusieurs partir. Si elle veut mourir, c’est son choix.

Et il alla s’étendre auprès d’elle.

 

Épicerie

 

epicerie

Avec leur beau facing les tablettes mirobolantes

sont prêtes à accueillir les spots

Des néons qui crachent des tounes de matantes

J’ai en braillé une shot

Entre les cannes de tomates pis les p’tits pois

J’pense aux fois où on est allé ensemble

C’était la grande aventure

Du bacon au fromage, en passant par les mangues

On s’en gavait pour digérer nos blessures

*

Subtilement j’place un œil

Sur c’que jettent les aut’clients dans leur panier

J’me console

*

Une homme seul

Mal habillé

Un chips au ketchup

Du jambon tranché

Un pain blanc

Des Corn Pops

Du café instantané

*

Un enfant qui morve

Deux enfants qui chignent

Trois enfants qui braillent

Une mère éreintée

Un poulet rôti

Une poche de patates

Quatre litres de lait

Du Kool Aid

Quarante-huit rouleaux de papier de toilette

Un magazine La semaine

*

Un autre homme, distingué

Une casquette à la gavroche

Une cannette de bière Carlsberg

*

Moi

Un filet d’porc

Trois livres

de carottes

Du yogourt

Liberté

(Pas mal.)

*

L’Intermarché est le lieu ultime de mon ascension

J’suis pas une pioche qui s’fait avoir

Par des promotions bidons

J’calcule le prix par cent gramme j’me fais croire

qu’y’a du monde à’maison

qui dépend d’mes équations

Mylène la caissière scanne ma solitude

sur son tapis roulant à m’donne un reçu

Avec gratitude j’y parle de mes études

Le don est au fondement du lien social, savais-tu?

*

Aujourd’hui, j’suis allée chercher du bouillon

Sans gluten

Juste pour toi

Y’en reste dans l’garde-manger

Ça veut p’t’être dire que tu vas rev’nir

J’espère

Sinon j’vais être pognée avec

Le motton dans’gorge

 

La bibitte

 

Au salon on bavasse plus fort pour éviter de prendre à bras-le-corps le problème de cette infestation

qui, faute de renforts s’étendra de génération en génération. C’est par le silence qu’est arrivée la Grande Malédiction. Voici son histoire.

*

« La bibitte à’monte à’monte »

de ses doigts elle grimpe

au même rythme que la honte

s’enracine dans mes cuisses

*

Combien de pages mortifères

à cinq ans

de défenestrations imaginaires

à huit ans

l’appel de la rivière

Les bonhommes que j’ai dessinés ont toujours eu les mains tronquées.

*

La bibitte poursuit sa quête.

Après avoir croqué mon cœur elle s’en prend à la tête de mon père y tisse une tumeur

*

Je me cambre.

Je me fais prendre

pour suspendre

sa mise en cendres.

J’affronte avec lui cette phase terminale en dressant le lit de ma mort virginale.

*

À défaut d’abattre la bibitte, je me pose en appât la séduit. Toute ouverte sur l’autel, je l’invite à me posséder. Qu’elle m’habite et je deviendrai à mon tour parasite.

Je fuis dans la nuit. J’embrasse les battements du happy hardcore. Je me fais des antennes et me plaque des ailes rose. Je m’abreuve à la lumière noire. En tutu, ça fait moins peur. Je danse et danse et danse encore. Plus jamais ne m’endors.

*

Après m’avoir dévorée, la bibitte s’en est allée. Elle ne m’a laissé que la fascination des gouffres intérieurs.

S’il vous arrive de la rencontrer, ne la nourrissez pas.

Ne la prenez pas en pitié. Ignorez la.

Laissez la crever.

 

Airpocalypse

 

The 75-storey high landmark skyscraper of Shenyang is seen during a smoggy day in Liaoning province

Le ciel est ocre, la terre est ocre, l’air est vert-de-gris. Le tout se soude, se fusionne, s’aspire et s’allie dans un nuage qui donne à la ville une allure d’île en suspension. Un amas de béton, de ferraille et de miasmes, qui engouffre tout ce qui s’en approche. Un périmètre de sécurité avait été érigé pour protéger le reste de la population chinoise des particules de sulfate et de nitrate, dont la concentration n’avait jamais été aussi élevée. Les mās pékinoises, autrefois si fières, avaient abandonné l’idée de javelliser les vêtements de leurs petits. De lune en lune, on perdait espoir des les voir grandir. Ils trépassaient par milliers des suites de pneumonie, quand ils n’étaient pas empoisonnés à même le sein maternel. Beijing était devenue une ville-fantôme, abandonnée à elle même.

Madame Wu avait érigé sa demeure dans l’interstice formé entre deux blocs qu’on avait posés là en attendant. Évidemment, les logements promis par le gouvernement n’étaient jamais venus. En vingt ans, d’autres masses cimentées s’étaient empilées au dessus de son toit. Ces structures informes s’étaient multipliées. On surnommait l’endroit la termitière. Sans eau courante ni électricité, madame Wu faisait bouillir son café sur un tas d’immondices. Chaque matin, les innombrables couloirs des termitières se remplissaient d’une vapeur aux odeurs de souffre. D’un même mouvement las, les parents orphelins enfilaient leurs uniformes brunâtres et se rassemblaient au pied des édifices, où les attendaient les autobus chargés de les transporter dans les manufactures.

Près de deux heures s’étaient écoulées depuis le départ de madame Wu. On devinait à la couleur ocre du ciel que le soleil s’était levé. Les détenus mobilisés par la multinationale vivaient dans un endroit plus ordonné que les résidences de leurs gardiennes. Des tables étaient placées en rangées dans des bâtiments en rangées. Blancs. À chaque extrémité des lignes de montage, on trouvait une femme montée sur un mirador. Parce qu’on avait peur qu’elle retournent leurs armes contre elles, on avait préféré contrôler les ouvriers à l’aide de camisoles chimiques. On leur injectait chaque jour un médicament sensé les priver de toute volonté. Les responsables de la sécurité n’avaient plus qu’à veiller à ce que rien ne freine la production. Un malaise, par exemple. Ou une prise de conscience.

Malgré les difficultés rencontrées, madame Wu était fière d’occuper ce poste. Elle contribuait au maintient de la sécurité intérieure du pays ainsi qu’à l’éducation des petits. En effet, l’usine à qui elle offrait ses services était spécialisée dans la confection de matériel pédagogique. Ces jours ci, on fabriquait des globes terrestres. Il fallait d’abord faire fondre des tonnes de cuivre, que l’on coulait ensuite dans des moules sphériques. Les détenus sous sa charge devaient les souder ensemble. Le produit fini était ravissant : un boulet bronze, lisse et pesant. C’était là la preuve que la Chine avait étendu son empire d’un hémisphère à l’autre. Le monde entier avait été uniformisé par le bronze. Les petits auraient de quoi être fiers, pensait madame Wu. Définitivement, c’est par amour pour eux qu’elle se tenait là, jour après jour, aux dessus de ces malfrats. Elle était convaincue d’appartenir à un autre ordre.

Une alarme stridente interrompit ses rêveries. La production s’était arrêtée. Les hommes, enchainés à leur poste, ne pouvaient bouger. À l’écran, on indiquait qu’on avait détecté un corps étranger à l’étape de l’emballage. Il était impératif de trouver ce dont il s’agissait. Il ne fallait pas perdre une minute. L’honneur de madame Wu en dépendait. Heureusement, les radars avaient vite fait d’identifier les globes corrompus. Il y en avait une centaine, qui provenaient tous de la même unité de production. À première vue, rien ne semblait les distinguer des autres. Leur poids ne dépassait le standard que de quelques milligrammes.

Madame Wu se saisit d’un globe, le retourna sur lui-même, le secoua. Alors que le monde se devait d’être creux, celui-ci avait quelque chose insaisissable en son cœur. La gardienne, courroucée, fit venir le responsable de l’unité. Elle lui ordonna d’ouvrir le globe. Le regard vif, l’anonyme obtempéra. Un bout de papier tomba sur le sol.

On lui demanda de le lire, à voix haute. L’homme aux chaines esquissa un demi-sourire. Il fut condamné à mort. Sur le champ. Madame Wu aussi. Et tous les autres détenus.

Personne ne devait jamais savoir ce qui s’était pensé ce jour là.

 

Épicerie

 

Avec leur beau facing les tablettes mirobolantes

sont prêtes à accueillir les spots

Des néons qui crachent des tounes de matantes

J’ai en braillé une shot

Entre les cannes de tomates pis les p’tits pois

*

J’pense aux fois où on est allé ensemble

C’était la grande aventure

Du bacon, du fromage, des mangues

On s’en gavait pour digérer nos blessures

***

L’épicerie

Summum de fécondité

Ou indice de pauvreté

Ça dépend du cadis

*

Subtilement j’place un œil

Sur c’que jettent les aut’clients dans leur panier

J’me console

*

Une femme seule

Mal habillée

Un chips au ketchup

Du jambon tranché

Des Corn Pops

*

Moi

Un filet d’porc

Trois livres

de carottes

Du yogourt

Liberté

(Pas mal)

***

Le Lobaws est le lieu ultime de mon ascension

J’suis pas une pioche qui s’fait avoir

Par des promotions bidons

J’calcule le prix par cent gramme j’me fais croire

qu’y’a du monde à’maison

qui dépend d’mes équations

*

Mylène la caissière scanne ma solitude

sur son tapis roulant à m’donne un reçu

Avec gratitude j’y parle de mes études

Le don est au fondement du lien social, savais-tu?

***

Aujourd’hui, j’suis allée chercher du bouillon

Sans gluten

Juste pour toi

Y’en reste dans l’garde-manger

*

Ça veut p’t’être dire que tu vas rev’nir

J’espère

Sinon j’vais être pognée avec

*

Le motton dans’gorge

Pourquoi j’écris?

Aujourd’hui, j’ai amorcé un processus de formation en création littéraire.  Après avoir passé sept ans à rédiger des travaux scolaires, je me suis retrouvée sous le choc d’être face à un professeur qui n’en avait rien à faire, de la théorie.  Quand il a fallu réfléchir à pourquoi on écrit, ça a été le vide.  « Pour servir Dieu », ça s’écrit mal en cinq lignes.  Surtout quand on n’a pas à l’argumenter.  En plus, il fallait trouver quelle était notre image de l’écriture. Par exemple : « tirer à l’arc », « casser la baraque ».  What?

Pourquoi j’écris?

C’est une bonne question.

J’ai répondu ça :

Pendant la majeure partie de ma vie, j’ai été saisie par la laideur et l’absurdité du monde.  Je me suis acharnée, par la science, à en décrire tous les rouages.  À la fin, j’avais tellement bien fait mon travail que je m’étais convaincue qu’il ne pouvait en être autrement.  Et puis cet autre m’a prise.  Il m’a fallu lui répondre.  J’écris pour me faire pardonner de la création dont j’ai dit tant de mal.

Mon image de l’écriture : se laisser prendre.

Elle a trouvé ça beau.  J’lui ai dit que je ne lui avais servi qu’une idée admise en théologie.

Dans l’fond, un artiste, est-ce un mystique qui ne s’assume pas?