« Ce vieux discours aux relents catholiques est drapé des nouveaux habits du droit de l’enfant à naître. Il ramène la femme au rôle traditionnel de pourvoyeuse de vie, à celui «d’incubatrice d’une grossesse qu’elle n’a pas choisie», pour reprendre l’expression de Patricia LaRue. » -Le Devoir, janvier 2008(1)
Les années 1960 ont marqué l’entrée du Québec dans la modernité sur les plans social, politique et religieux. La publication de l’encyclique Humanae Vitae, dans lequel le pape Paul VI affirme qu’« un acte conjugal rendu volontairement infécond » ne peut être justifié « par l’ensemble d’une vie conjugale féconde » (2) , a provoqué maintes controverses tant à l’extérieur de l’Église qu’en son sein. Simone Monet-Chartrand, figure marquante de la Jeunesse Étudiante Catholique, se questionnait : « comment voulez-vous qu’aujourd’hui, j’enseigne à mes grands enfants ce retour à l’obéissance aveugle d’un principe énoncé par un homme qui a préféré se laisser guider par l’aile conservatrice de l’Église plutôt que d’accepter l’évolution? » (3) L’accès à la régulation artificielle des naissances a été et est toujours au cœur du projet d’émancipation sexuelle porté par la culture (post)moderne.
Cet exemple illustre bien en quoi la crise traversée concerne davantage les sujets et les institutions de l’Église que son contenu. Comme l’explique Robert Scholtus dans un essai intitulé « Pourquoi l’Église » (4), la lutte féroce menée contre l’institution a laissé place à une désinstitutionalisation des croyances. La quête de vérité et d’authenticité s’est individualisée, puis relativisée. Dans les écoles, on a remplacé les animateurs de pastorale par des animateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire. On n’y offre plus l’enseignement catholique mais l’éveil à l’éthique et aux cultures religieuses. Sur le plan de la sexualité, la formation a été réduite à une instruction des moyens de contraception disponibles. On considère qu’en plaçant l’individu face à la pluralité des possibilités, celui-ci sera en mesure de s’épanouir. L’idéal du self-made man s’est étendu au religieux. Dans cette perspective, toute institution est soupçonnée de restreindre l’individu dans sa liberté la plus intime. C’est la dignité même de l’Homme qui est menacée.
À la suite de l’auteur, nous soutenons que le cadre de l’Église, en tant qu’institution humaine et spirituelle, est nécessaire pour établir les balises inhérentes au chemin de foi chrétien. La révélation doit être éclairée à la lumière d’une Tradition, sans quoi elle risque d’être assujettie aux fantasmes des humains toujours tentés d’organiser le monde en fonction de leurs prérogatives. En s’appuyant sur la compréhension que l’Église a d’elle-même depuis Vatican II, celle-ci est désormais habilitée à s’engager dans la société pluraliste contemporaine et ce, sans renier qui elle est. C’est à cette condition qu’elle pourra devenir une instance critique pertinente pour le reste de la société.
L’Église-Peuple de Dieu : une maison bâtie sur le roc
« Quiconque donc entend ces miennes paroles et les met en pratique, je le comparerai à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc ; et la pluie est tombée, et les torrents sont venus, et les vents ont soufflé et ont donné contre cette maison ; et elle n’est pas tombée, car elle avait été fondée sur le roc. » (Matthieu 7:24-27) (5).
Dans les écrits du Nouveau Testament, Jésus est présenté comme le Révélateur et le Révélé. Par sa parole et par ses actes, le Christ proclame l’établissement du Règne de Dieu. Chaque personne est appelée à prendre sa croix et à le suivre sur le « chemin resserré » qui «mène à la vie » (Mathieu 7 :14). De quelle matière est faite ce chemin ? Où doit-on aller chercher ce roc sur lequel bâtir sa maison ? La compréhension que l’Église a d’elle-même a toujours été conditionnée par des éléments de natures culturelle, politique, économique. Avant le mouvement de décolonisation survenu au XXème siècle, le monde occidental concevait la culture comme un ensemble de savoirs supérieurs à acquérir. Dans ces termes, le « progrès » de la « civilisation » ne pouvait se faire qu’au prix de la sujétion de populations considérées comme « primitives ». « Hors de l’Église, point de salut ». La tentation a été grande de réduire le salut à une récompense obtenue par l’adhésion à un ensemble de préceptes. C’est cet éthos, qui prescrit l’obéissance désengagée, qui a été remis en question durant les années 1960. Par la réappropriation de la notion de « Peuple de Dieu », le concile Vatican II a mis en valeur la dimension communautaire et relationnelle du salut. En prenant racine à cette conception du salut, Humanae Vitae a jeté les bases de la théologie du corps élaborée plus tard par Jean-Paul II. Le caractère injonctif de l’encyclique doit être compris dans le cadre de l’appel à l’amour et au don de soi qu’il sous-tend. Son contenu n’est pas complètement étranger aux valeurs portées par le projet de la Révolution tranquille.
Comme le rappelle Scholtus, on ne peut demander « pourquoi l’Église » sans demander « pour qui ». Par la combinaison des autorités multiples qui la fondent, c’est à dire « les Ecritures, la Tradition, les dogmes, le magistère des évêques, l’infaillibilité pontificale, l’expérience communautaire » (6), l’Église-Peuple de Dieu est un lieu, un espace, où la limite sert la reconnaissance de l’Autre, du différent, de l’irréductible. Bien qu’elle œuvre dans le monde, l’Église ne peut être justifiée par le monde. Dans la postchrétienté qui s’amorce, les personnes qui souhaitent emprunter le chemin de la foi pourront se réjouir d’être, à l’image de Jésus-Christ, un « signe de contradiction » (Luc, 2 :38) (7).
L’Église : une instance critique pertinente dans le monde
The anthropological study of religion is therefore a two-stage operation : first an analysis of the system of meanings embodied in the symbols which make up the religion proper, and, second, the relating of these systems to social-structural and psychological processes. (Geertz, 1996 : 42, cité par Gosselin, 2006 : 73) (8)
L’anthropologie enseigne que chaque civilisation, chaque culture, est fondée sur une vision du monde que l’on pourrait qualifier de système idéologico-religieux Alors qu’elle valorise la pluralité des croyances, la modernité se fonde sur un rationalisme abstrait qui ne se reconnaît pas lui-même comme « autre ». La théorie de l’évolution, qui a été travaillée au sein du cadre matérialiste de la science, sert dorénavant de mythe fondateur dans l’espace public. L’humanisme hérité des Lumières a favorisé l’émergence d’une spiritualité pensée comme a-idéologique, a-historique, a-culturelle. Comme l’explique Scholtus, le dialogue interreligieux n’est possible qu’à condition que les partis impliqués se reconnaissent comme tels : « un tel dialogue requiert que les religions se reconnaissent mutuellement comme religions, tout en répondant de l’expérience spirituelle qui les constitue et pour laquelle elles sont si ardemment interrogées par les individus d’aujourd’hui » (09).
Tel que mentionné précédemment, l’expérience spirituelle est aujourd’hui vécue comme une quête personnelle de sens et d’authenticité. Compte tenu que chaque personne recompose sa propre cosmologie à partir d’éléments tirés tantôt de la psychologie, tantôt de la mythologie politique, parfois encore des grandes religions, il devient difficile d’en faire un enjeu discuté en société, chacun ne pouvait que faire l’étalage de ses propres croyances. Dans ce contexte, les fondements idéologico-religieux sur lesquels sont fondés certains des grands projets de libération de début de XXIème siècle ne peuvent être explicités. Alors que la spiritualité chrétienne invite l’Homme à sortir de lui-même afin de s’inscrire dans un ordre qui le dépasse, qui le transforme, la spiritualité humaniste moderne l’aliène à ses propres désirs. De par sa structure, elle pose la légitimité morale d’un acte en fonction de la manière dont il repose sur la volonté de l’individu. Cette vision du monde est largement portée par le projet féministe occidental. À ce sujet, Azar Majedi, présidente de l’Organisation pour la Libération des femmes en Iran demandait :
Si une femme dit quelque chose, si une femme fait quelque chose, alors cette chose est irréprochable. Et lorsque plusieurs femmes se réunissent pour organiser une action, alors tout le monde doit se taire, sinon on offense la sainte !
Moi j’ose offenser cette sainteté, comme je l’ai déjà fait souvent dans ma vie. Une action organisée par des femmes ne justifie pas en soi un acte, pas plus qu’elle ne le rend juste ou « révolutionnaire ». L’acte doit être jugé pour ses propres mérites.
Simplement pour clarifier cela, et sans vouloir amalgamer les deux actes, je donne un exemple. Si des femmes organisent la prostitution, cela changerait-il l’essence de la prostitution ? Si une maison close a été créée par des femmes et est gérée par des femmes, cela change-t-il le fait qu’il s’agisse de prostitution organisée ? (10)
Conclusion
Le saut hors de l’institution a été une voie empruntée par plusieurs pratiquants au cours de la seconde moitié du XXème siècle. La légitimité de l’Église a été remise en question plus férocement encore lorsque celle-ci s’est imposée comme un « signe de contradiction » avec son époque. Il serait faux de croire que le rôle traditionnel de la femme-pourvoyeuse de la vie promu par l’Église réduit celle-ci à une vulgaire « incubatrice ». Cette image renvoie à l’expérience circonscrite qu’a entretenu la société québécoise avec le clergé catholique à un moment donné de son histoire. Si le rejet du discours institutionnel a pu être justifié pendant un temps par l’attrait de la nouveauté, la caricature dont il est aujourd’hui l’objet n’a rien de bon pour tout esprit en quête d’intelligence.
D’une telle analyse découle forcément une perception de la mise au monde des enfants comme un problème dont les femmes doivent être libérées. Il ne s’agit plus alors de les aider à choisir de vivre ou à de ne pas vivre la maternité, ou à choisir le nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir, mais plutôt d’éviter la maternité, son contingent de problèmes et les limites sociales qu’elle impose (Maria De Koninck, 1990 : 123). (11)
La libération conçue de cette manière a de sérieuses implications anthropologiques. Ce n’est qu’à condition de s’ancrer dans un cadre de pensée « autre » que le penseur occidental arrivera à mieux cerner les éléments qui structurent son propre univers. La théologie, qui s’enracine à une tradition de pensée antérieure aux sociétés industrielles, permet la création d’un espace de réflexion propice à la transformation du monde. «S’il n’y a pas de dehors, en effet, le totalitarisme ne peut être renversé, les rapports de pouvoir ne peuvent se transformer, pas plus que les rapports que le sujet entretient avec lui-même » (Laplantine, 2007). (12)
BIBLIOGRAPHIE
1) Miles, Bryan. 2008 (26 janvier). « L’avortement, 20 ans de lutte sans merci » In Le Devoir [En ligne] http://www.ledevoir.com/societe/justice/173440/l-avortement-20-ans-de-lutte-sans-merci, consulté en octobre 2012.
2) Paul VI. 1968. Humanae Vitae. Lettre encyclique de sa sainteté le pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances. [En ligne] http://www.vatican.va/holy_father/paul_vi/encyclicals/documents/hf_p-vi_enc_25071968_humanae-vitae_fr.html, consulté en octobre 2012.
3) Monet-Chartrand, Simone. 1968 (6 août). « Des mères de famille qui ne veulent plus retourner à l’époque de la lampe à pétrole » In Le Devoir [En ligne] http://bilan.usherbrooke.ca/voutes/callisto/dhsp37/lois/FemvsHV.html, consulté en octobre 2012.
4) Scholtus, Robert. 2003 (octobre). « Pourquoi l’Église » In Études, tome 399, p. 351-364.
5) Matthieu ,7:24-27
6) Scholtus, Robert. Op. cit, p. 363.
7) Luc, 2 :38
8) Gosselin, Paul. 2006. La Fuite de l’absolu. Québec : Samizdat, 489 p.
9) Scholtus, Robert. Op. cit, p. 359.
10) Majedi, Azar. 2012 (avril). « Exploiter la nudité devient-il un acte révolutionnaire si les femmes le posent? » In Sisyphe [En ligne] http://sisyphe.org/imprimer.php3?id_article=4167, consulté en octobre 2012
11) De Koninck, Maria. 1990. « L’autonomie des femmes : quelques réflexions-bilan sur un objectif » In Santé mentale au Québec, vol. 15, n° 1, p. 120-133
12) Laplantine, François, 2007. Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris : Téraèdre, 163 p.