Éthylique

 

Une longue plainte émergeait de la chambre située au fond du couloir. Le lit martelait le mur. La cadence marquait le rythme de cette mélodie sourde. En n’y prenant gare, on aurait pu croire à un gémissement de plaisir. Dans les faits, on se serait cru à l’asile. En tendant l’oreille, on pouvait distinguer des mots : « non », « Robert » et « non » encore. À quelques mètres de là, dans la chambre jouxtante, Jérôme avait le regard braqué sur l’écran. Dans la pénombre, à coups de pouces, il braquait les banques des plus grandes villes américaines. Une odeur de marasme pointait à l’approche de la pièce. Elle se répandait jusqu’au sous-sol, où Rosalie, l’oeil vitreux, fixait elle aussi un écran. Elle connaissait par cœur les sources documentaires où elle pouvait s’abreuver. Après les avoir épuisées, elle avait dû se rabattre sur de piètres séries américaines, qui avaient l’avantage de compter plusieurs saisons. Stéphanie, comme les autres, était absente. À travers les fenêtres de ce plain pied standardisé, on aurait pu croire à la tranquillité des lundi soirs. Bien sûr, on savait que la mère était veuve. Qu’elle devait subvenir seule aux besoins de ses trois adolescents. On la voyait monter chaque matin dans son véhicule utilitaire sport pour se rendre au bureau. Cela suffisait. Peu importe que les adolescents aient la vingtaine dépassée. Que le Cabarello del Chile soit le seul ami qui lui reste. Qu’elle tangue de tout son être au coucher du soleil. La pelouse était tonte régulièrement. Cela suffisait.

*

Parfois, elle demandait aux enfants de l’accompagner dans les grands magasins. À dix heures du matin, ils se disaient qu’elle devait être « correcte ». Voilà tout ce qu’ils attendaient de leur mère : qu’elle soit « correcte ». Un ou l’autre prenait alors la chance de s’embarquer avec elle en direction des carrefours. Une fois arrivés dans le monde, Jérôme ou Rosalie ou Stéphanie espérait que tout soit « correct ». Qu’ils puissent déambuler dans les rayons, discuter des prix, de projets à venir. Éprouver dans le partage des tâches quotidiennes le plaisir d’être ensemble. À ce moment là, ils ne voyaient pas encore qu’elle avait peine à pousser la porte. Ils se convainquaient eux-mêmes qu’il était normal de passer d’une voie à l’autre lorsqu’on conduit un quatre par quatre. C’est lorsqu’ils l’apercevait à travers le regard des autres clients qu’ils étaient confrontés à la réalité.

Ce qui frappait d’abord, c’était sa maigreur extrême. Sa peau était collée à ses os, qui tressaillaient à chaque mouvement. On aurait dit un paquet de vieilles branches laissées là en plein désert, une momie réveillée mille ans trop tard. Le jaune, le brun et le gris de ses cheveux formaient une tignasse qu’elle aurait voulue blonde. Sa peau, de la plasticine en perpétuelle décomposition.  On pouvait lire le mot cancer sur les lèvres des parents qui répondaient aux murmures inquiets de leurs bouts de choux. Celle qui faisait beaucoup plus que son âge s’élançait d’une boutique à l’autre, euphorique. Elle s’exclamait, tâchant de faire passer ses élans pour ceux d’une jeune fille en fleur. Elle ouvrait la bouche, et on comprenait alors d’où provenait cette odeur subtile de parfum bon marché. C’était l’alcool camouflé de gomme à la menthe.

« Ça prend de tout pour faire un monde », poussa un homme.

Encore une fois, ce fut la fin.. On regretta d’y avoir cru. Pour se dire qu’on n’y était pas, on alla se recroqueviller tout au fond de soi.

*

Les jours de fête, c’était du pareil au même. La famille se rassemblait pour jouer le grand cirque. Stéphanie s’était arrangée pour s’absenter. Travailler, c’est toujours une bonne raison pour disparaître à la Noël. Ils étaient deux à accomplir vaillamment leur devoir de piété filiale. Sur la table, il n’y avait rien, littéralement. Au salon, une grand-mère démente et un oncle véreux regardaient le téléjournal. Un plat aux effluves confuses mijotait sur le feu. L’hôtesse de maison cru bon de le déplacer. Tout ce qu’on sait, c’est que cela ne pris que quelques secondes avant que son contenu ne se répande sur le sol. Il fallait voir l’aïeule, presque centenaire, essayer de manier la moppe. Il falloir sa fille, toujours précaire, tenter de simplement tenir sur ses pieds. D’un regard entendu, Jérôme et Rosalie se mirent à genoux, et nettoyèrent du mieux qu’ils purent. Personne ne fit attention au chien qui vomit sous la table.

*

Vînt un jour où on ne la vit plus monter, chaque matin, dans son véhicule utilitaire sport. C’est alors qu’on commença à s’inquiéter. On avait bien vu l’ambulance à sa porte. On avait pensé à une mauvaise chute. À une blessure digne de respect et de compassion. Bien avant encore, on avait vu les jeunes intervenants se présenter au domicile. On s’était dit qu’il devait s’agir de cousins éloignés. Quant à cette fois où, dans un grand fracas, ils avaient fui en pleine nuit : on préférait ne pas savoir. Tout le monde sait que les adolescents sont égoïstes. Ils ne veulent pas aider leurs parents. Ils préfèrent prendre de la drogue et s’endormir devant l’écran. Surtout les adolescents de plus de vingt ans.

C’est du moins ce que leur avait dit cet oncle, le frère du défunt père, la nuit où ils l’avaient appelé. C’était un soir comme les autres, à défaut que la plainte qui languissait du fond du couloir s’était transformée en cri d’effroi.

Rosalie venait tout juste d’arriver à la maison. C’était le début du printemps, la veille de son anniversaire. Elle avait sorti sa bicyclette pour la première fois de l’année. En revenant au domicile familial, vers une heure, elle avait pénétré le paysage urbain qui s’esquissait au loin. Elle avait humé l’air terreux qui l’attirait vers Pâques. Pour ressusciter, il faut d’abord mourir, se disait-elle. Considérant le nombre élevé de morts auxquels elle avait fait face, elle se croyait maintenant prête pour une renaissance en bonne et due forme. C’est ce à quoi elle réfléchissait quand elle franchissait l’embrasure de la porte. Elle descendit immédiatement au sous-sol pour se perdre dans la fumée des fins de soirée. La renaissance attendrait. En attendant, il fallait fuir l’angoisse maternelle.

Comme d’habitude, elle tendit l’oreille. Juste pour voir. Au cas où. Pas de « non », ni de « Guy ». Seulement des appels à l’aide : « Rosalie ». Elle monta en trombe au chevet de celle qui restait tout de même sa mère. On ne sait comment elle arrivait à tenir verre de vin, cigarette et rasoir. Des gouttes de sang perlaient à la jonction de son poignet gauche. Pendant un instant, Rosalie disparut. Elle était tellement habituée au désastre qu’elle ne savait plus comment mesurer l’ampleur des dégâts. Tout ce qu’elle savait, c’était que s’en était trop. Quelqu’un devait prendre la relève. Elle appela son oncle, qui arriva au même moment que le frère et la sœur. Rosalie se prenait la tête au fond du couloir.

L’oncle était atteint du même mal que la mère. Toute la bière qu’il avait ingurgitée s’était amassée dans son ventre, qui se faisait éclaireur en ouvrant la marche fièrement. Les adolescents-plus-adolescents auraient aimé redevenir des enfants. Ils s’attendaient à ce que l’oncle, malgré ses propres blessures, remplace leur père dans le rôle de l’homme protecteur. Ce qu’il fit, à sa manière. Il ouvrit sa bouche grise, édentée, et dit simplement :

-Je connais ces gens là. J’en ai vu plusieurs partir. Si elle veut mourir, c’est son choix.

Et il alla s’étendre auprès d’elle.

 

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